002 Le chien-robot, quand l'artificiel cache le virtuel

Écrit par Antonin Jousse le 09 mars 2025

Fin janvier 2025, en scrollant dans ma timeline Mastodon, je croise cette image d’un robot-chien-soldat utilisé sur le front ukrainien (FIG. 01). L’image illustre un article du Monde que je n’ai pas réussi à retrouver depuis. Je télécharge l’image immédiatement et la garde sur mon ordinateur plusieurs semaines, avant de la ré-ouvrir et de la poster sur la plateforme pour en connaître l’origine. Pas de réponse.

Cette image tourne dans ma tête et me ramène à mes années de thèse durant lesquelles j’ai passé plusieurs semaines à m’intéresser à la notion « d’empathie artificielle » notamment décrite par Serge Tisseron dans son ouvrage Le jour où mon robot m’aimera. Au-delà de la description des différents types d’empathie, des liens entre leurs strates et surtout de la question de leur simulation par les robots, je me remémore une histoire qu’il raconte en introduction du chapitre 2. Dans cette partie, il explique que l’armée américaine a largement été confrontée à des effets indésirables lors de l’usage de robots sur le terrain. L’auteur prend notamment l’exemple des robots-araignées qui, pour déminer le sol, posent une de leurs huit pattes sur la bombe à désamorcer afin de la faire exploser, perdant ainsi un membre à chaque opération. Une fois totalement démembré, le robot devient inutilisable. La ressemblance avec une araignée a troublé les soldats, qui ont qualifié leur traitement d’« inhumain ».

Dans un autre cas, Tisseron décrit des soldats se faisant tuer en essayant de récupérer un robot avec lequel ils travaillaient depuis plusieurs mois ou années. Ces agissements ont, selon l’auteur, amené l’armée américaine à mettre en place des règles — plutôt asimoviennes :

« Connaître le fonctionnement des robots et de l’IA.
Une mission faite par un robot doit pouvoir être réalisée par un humain.
Son usage doit toujours rappeler au combattant que la machine est une machine. »
(Tisseron, p. 40-41)

Je reprends un passage de ma thèse pour documenter ces faits où je précise que ces préconisations ont été écrites par l’armée américaine pour aider à l’insertion de la robotique dans les actions militaires. Elles ont pour objectif que chaque soldat côtoyant ce type de machine sache qu’une machine reste un outil, qu’elle n’a aucune émotion ni aucune autre possibilité que d’appliquer des commandes et qu’elle n’est pas plus puissante que l’humain. Cette désacralisation de la machine modifie la relation humain-machine dans un cadre militaire et tente de limiter la relation empathique avec l’outil. Cette relation doit se limiter au même niveau empathique que celle que les soldats pourraient avoir avec un objet ou un outil quelconque, quid d’une réduction drastique des capacités de ces machines.

Ce type de législation nous montre qu’il semble difficile de séparer humain et machine pour deux raisons majeures :

En voyant cette photographie de chien-robot, je suis surpris de constater que treize ans après l’écriture de cet ouvrage et ces déboires de l’armée américaine, le choix d’un robot ressemblant à un chien a été maintenu. Je ne connais pas les tenants et aboutissants de ce choix ni ses effets en 2025, mais cette histoire de robot-araignée ressurgit.

Ici, le robot oscille entre une forme austère géométrique, aux angles malgré tout adoucis, dont le visage est remplacé par ces curieux voyants lumineux indiquant son fonctionnement. Encore plus surprenant, le robot est vêtu d’une tenue de combat militaire pour le camoufler. Le motif en est d’ailleurs classique mais pixelisé, comme s’il fallait souligner le caractère numérique du robot-chien par son uniforme. Il fait cependant partie de l’équipe, étant intrinsèquement lié aux actions de terrain.

Sa présence nous rappelle le caractère intimement numérique du conflit et la relation complexe entre réel et virtuel — au sens de Pierre Lévy où virtualiser équivaut à désynchroniser et à délocaliser. Ce point est très intriguant en contexte de guerre puisque ce chien, n’étant pas un être vivant, ne fonctionne pas directement dans le réel, mais agit grâce à un ensemble de possibles pré-enregistrés, venant d’un autre endroit que celui où il se trouve. Cet ensemble de données s’actualisant à la demande sur le terrain où il est actif. Pourtant, son aspect et son uniforme lui donnent une présence particulière, l’inscrivant ainsi dans une représentation du champ de bataille, avec sans doute des effets très concrets sur l’adversaire.

Comme si la plasticité du robot devenait un artifice pour cacher sa virtualité intrinsèque.



Pierre Lévy, Qu'est-ce que le virtuel ?, Paris : La Découverte, 1998, 154 p.
Serge Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Paris : Ed. Albin Michel, 2015, 186 p.

photographie d'un chien robotique dans une foret ukrainienne équipé d'une tenue de camouflage

FIG 01. Image du robot-chien postée par Le Monde