005 The Sunset of Carla’s Island

Écrit par Antonin Jousse le 23 juin 2025

Aujourd’hui, je souhaite interroger le virtuel à partir d’un film intitulé Carla’s Island, réalisé en 1981 au Lawrence Livermore National Laboratory par Nelson L. Max.
Film visionnable ici.

Cette animation est aujourd’hui célèbre car elle est considérée comme la première à proposer une simulation 3D réaliste de l’eau grâce au traitement de la lumière. Le film a été réalisé sur une machine Cray-1 et enregistré image par image sur une pellicule 16mm pour obtenir cette animation de 4:36 minutes. Pour réaliser cet exploit technique, Nelson Max s’appuie sur l’usage du ray tracing, ici vectorisé et traité comme un ensemble de courbes. C’est avec cette méthode (bien connue aujourd’hui) que la mer entourant l’île Carla peut évoluer avec la lumière du jour et de la nuit. Le tout donne un film contemplatif où seul règne le bruit de la mer, le soleil et la musique énigmatique mélangeant une voix féminine et une guitare (musique non retrouvée).

Revenons un instant sur l’auteur de ce film. Nelson Max est professeur en Computer Science à l’Université de Californie, titulaire d’une thèse de doctorat en mathématiques à Harvard. Il est un spécialiste reconnu de la visualisation de données, de l’animation 3D, du calcul de rendu photoréaliste et de la réalité augmentée. Sa carrière s’est construite sur l’invention d’un certain nombre de techniques de modélisation, d’animation et de rendu, notamment pour la représentation de modèles scientifiques. Il est principalement connu pour son film Space Filling Curves réalisé en 1972 qui décrit la représentation de courbes et de formes complexes et les modèles mathématiques permettant leur réalisation. Il est également reconnu pour ses travaux sur les représentations d’ADN ou encore pour sa conférence au SIGGRAPH en 1986 intitulée Athmospheric illumination and shadows. Il est un ingénieur pionnier des représentations d’éléments et de la lumière pour des modèles 3D. C’est en ainsi qu’en 1981 il réalise ce film Carla’s Island comme démonstration de l’animation de la mer via des effets lumineux sur sa surface. Ce film et cette invention sont primordiaux et toujours utilisés dans les logiciels de 3D actuels.

Mais ce film, principalement retenu pour son innovation technologique, m’intéresse ici pour d’autres aspects.

Il se situe à une période relevée par Lev Manovich dans son ouvrage Le langage des nouveaux médias comme étant celle d’un retour à l’illusion et au réalisme. Si la première moitié du XXe siècle a été dédiée à d’autres expérimentations formelles s’éloignant progressivement d’un réalisme classique, l’arrivée de l’informatique va conduire à un certain retour de ces représentations dans les années 1970 (à nuancer tout de même avec une scène très importante de l’art génératif dès les années 1960 et qui va conduire d’autres expérimentations autour des technologies de visualisation numériques). Il faut cependant reconnaître que l’arrivée de plusieurs technologies va permettre une nouvelle forme de réalisme que Manovich nomme « quête de l’illusion ». Selon l’auteur, cette recherche s’inscrit au croisement de trois rapports :

C’est justement ici que se situe Carla’s Island : au coeur d’une représentation mathématique de phénomènes physiques permettant leur simulation visuelle, mais aussi dans une tentative de représentation de la manière dont nos yeux perçoivent la lumière sur l’eau. Voire même — et c’est là l’ambiguïté de ce film — dans une recherche de sensations produites par cette lumière sur une plage, faisant effectivement référence à d’autres images (photographies, cartes postales, films). Ce rapprochement avec d’autres formes plastiques est également lisible dans l’usage de certaines techniques cinématographiques comme le travelling du début du film (bien que physiquement impossible car descendant du ciel, traversant les nuages pour se poser sur la plage, tout ce mouvement suivant une courbe de bézier impeccable) et dans les ellipses temporelles permettant de passer d’une ambiance lumineuse à une autre.
Ce travail interroge donc l’usage de technologies numériques pour simuler des comportements de phénomènes physiques. Ce point est important car il permet d’accéder à une nouvelle strate de la représentation du monde qu’est la génération d’une forme par la simulation du phénomène physique lui donnant vie. Nelson Max le dit ici, il réalise une mer réaliste car il est en capacité de simuler les reflets du soleil sur l’eau et c’est dans cette simulation lumineuse et son rendu que réside la vraie innovation technologique. Mais ce que voit le public, c’est une mer ressemblant à celle visible sur une image vidéo. Nous sommes face à la simulation d’un phénomène permettant la réalisation d’une image proche d’une image d’une autre nature. Manovich l’indique en ces termes : « La production d'un réalisme de synthèse suppose deux objectifs : la simulation des codes cinématographiques et la simulation de la propriété des objets et des environnements. », interrogeant ainsi ce qu’il nomme le « malaise du réalisme de synthèse ».

Ces éléments disent beaucoup des définitions que nous conservons du virtuel et la manière de l’appréhender. Même si le terme est ancien (on le retrouve au XVe siècle en médecine et en théologie), son acceptation actuelle est ce « Qui possède, contient toutes les conditions essentielles à son actualisation », qui existe donc en puissance. La mer de Nelson Max existe d’abord par le calcul avant d’être rendue visible. Les paramètres ensuite modifiés dans l’environnement 3D transforment la représentation. Mais l’image naît du calcul, naît d’un modèle pré-établi qui réagit à des conditions. Cependant, cette notion d’être en puissance, c’est-à-dire de contenir les conditions de son actualisation, est aussi un cadre en quelque sorte étroit de pré-écriture. C’est au niveau de cette dernière que se situe la place de la représentation et des enjeux de formes que Manovich relève comme profondément cinématographique — ou au moins dans un héritage photographique et cinématographique du XXe siècle.

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Dans la continuité de ces réflexions, un dernier élément m’a toujours interrogé sur ce film et reste, je suppose, la raison pour laquelle il me fascine.
Pourquoi cette ambiance ? Pourquoi ce lieu ? Cette musique ? Ce son ? Pourquoi tous ces efforts esthétiques pour un film supposément de démonstration technique ? Nelson Max a déployé une ingéniosité pour rendre ce film énigmatique.

Tout d’abord le lieu, malgré de nombreuses recherches, aucune information n’est disponible sur cette île Carla, supposément fictive ; même si elle pourrait être inspirée de l’île Santa Clara, face à la plage de La Concha, à San Sebastiàn en Espagne. La morphologie de l’île étant similaire et le point de vue de la caméra virtuelle correspond à celui de la plage. Pure spéculation …
Ensuite le travelling de début. Le film démarre au-dessus des nuages puis la caméra descend rapidement pour se positionner sur la plage et ne plus en bouger. Plan d’introduction tout à fait cinématographique, permettant l’affichage du titre au passage, mais qui met aussi en scène les possibilités infinies du monde virtuel à pouvoir passer du ciel au sol sans se préoccuper des contraintes physiques. Ce mouvement de caméra est clairement situé entre le cinéma et les mondes virtuels, questionnant la place des deux types de représentation (interrogation reprise plus tard par le jeu vidéo).
Et la musique ? Le film commence avec cette douce mélodie (non retrouvée) et cette voix féminine. Une ambiance d’une grande douceur qui introduit l’arrivée sur la plage, comme une tentative de relaxation. Cette musique est ensuite remplacée par le bruit de la mer, accentuant l’effet de réalisme recherché par la simulation de la lumière sur l’eau.
Ces éléments de mise en scène éloignent le film d’une proposition uniquement technique pour lui donner une intention plastique et une ambiance qui, certes, encadrent et servent l’efficacité de la simulation de la mer, mais déploie également un univers visuel et une atmosphère si particulière et onirique. Cette réalisation interroge ce rapport au réalisme en plongeant l’image dans un contexte esthétique cinématographique et fictionnel, montrant au moins une envie de l’auteur de voir ses technologies employées à ces fins.

Nous pourrions même lire dans ce film une hypothèse esthétique de la part de Nelson Max, presque une anticipation des remarques de Lev Manovich. Il semble ici nous montrer des capacités technologiques portant des spécificités esthétiques, notamment dans celle de créer des mondes et univers se trouvant dans des états de transition, à la limite de quelque chose. Ce film est réaliste et ne l’est pas, le reflet de l’eau est très précis mais ne ressemble en rien à ce que perçoivent nos yeux, l’ambiance est cinématographique mais très étrangement décalée. L’animation semble nous installer dans un monde bien virtuel, dans tout ce qui aujourd’hui nous apparaît comme habituel dans ces environnements. Nelson Max souligne la spécificité de son médium, nouvelle forme de représentation du monde — y compris à l’échelle scientifique où il la déploie habituellement.
Cette esthétique est largement visible aujourd’hui, notamment sur le web, mais aussi chez une jeune génération d’artistes employant tour à tour la 3D, des mondes en réalité augmentée et des jeux vidéo. Nous retrouvons même ici ce que Valentina Tanni relève d’hypnagogique dans les courants esthétiques de la vaporwave, sous-entendu comme une esthétique qui reste à l’état de transition, entre rêve et sommeil, entre réel et virtuel.

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Ce travail ne permet pas d’entériner une définition du virtuel mais interroge quant à sa (re)naissance contemporaine et aux origines de ses formes. En cela, l’esthétique du film de Nelson Max est autant pionnière que son impressionnante maîtrise du ray tracing et des courbes vectorielles.



Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Dijon : Les Presses du réel, 2020 [2001], 605 p.
Wikipedia, Nelson T. Max, consultable ici, 2019
Valentina Tanni, VIBES LORE CORE. Esthétique de l'évasion numérique, Audimat Éditions, 2025 [2023], 228 p.

image 3D montrant une ile depuis un bord de mer de nuit

FIG 01. Extrait du film Carla's Island de Nelson T. Max